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Le diable à Yquem

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Texte de Bernard Clavel


Un beau soir d'été, le diable se promenait sur la route qui mène à Yquem. A l'époque, il n'y avait pas de château, mais une simple maison appartenant à un vigneron nommé Alexandre. C'était un bon bougre qui s'escrimait de l'aube à la nuit sur un lopin de terre où poussait de la vigne. Ces ceps qu'il avait eu bien du mal à faire prendre et qu'il soignait avec amour ne donnaient que peu de raisin. Alexandre en tirait un vin ordinaire qui, bon an mal an, lui permettait à peine de faire vivre sa femme Ségolène, sa fille de dix-huit ans Isabelle, et deux garnements un peu plus jeunes de dix et onze ans, paresseux, menteurs, bons à rien et qui mangeaient comme quatre.


Donc, quand le diable vint à passer, Isabelle rentrait chargée d'une botte d'herbe qu'elle avait coupée pour les lapins. Dès qu'il vit son visage, le démon se sentit le coeur transpercé. Depuis des millénaires qu'il prenait chaque année ses vacances sur la terre, jamais encore il n'avait rencontré créature aussi séduisante. - Enfant, s'écria-t-il, ce travail n'est pas pour toi, laisse cette herbe et suis-moi, je t'offre un royaume.


La jeune fille éclata d'un rire qui la fit plus radieuse encore et plus désirable.


- Des beaux parleurs dans votre genre, monsieur, j'en rencontre chaque fois que je vais au bal. Mais le royaume qu'ils promettent ne vaut pas trois sols!


Satan, à qui personne ne s'était jamais adressé en pareils termes, se sentit littéralement transporté. Non seulement cette créature était la beauté même, mais elle se permettait de se moquer de lui! Vraiment, jamais il n'avait espéré pareille rencontre. Et, par une chance inouïe, la belle était pauvre. Elle portait un fardeau et sa robe était reprisée en plusieurs endroits. Comme elle continuait son chemin, le diable se planta devant elle, barrant de ses longs bras écartés tout l'étroit sentier.


- Laissez-moi passer, je suis pressée!


- Ecoute-moi,, je te jure que je ferai de toi la femme la plus riche et la plus puissante du monde. Et tes parents pourront quitter leur bicoque pour habiter le plus beau des châteaux.


- Vous m'ennuyez avec votre baratin, laissez-moi passer!


Comme il s'avançait pour la prendre dans ses bras, elle tira une tige de ronce de la gerbe qu'elle portait et lui frappa le visage. Les épines griffèrent la peau mais, au lieu d'en extraire des gouttes de sang, elles en firent jaillir des étincelles. Isabelle eut un mouvement de recul. Il lui sembla qu'un peu de fumée sortait des oreilles de son interlocuteur dont les yeux luisaient comme des braises.


Satan était au comble du bonheur. Personne jamais n'avait osé le frapper et la première qui se permettait de le faire était la femme la plus séduisante qu'il eût jamais rencontrée.


S'écartant pour la laisser passer, il soupira:


- Tu seras ma femme... Je le veux!


Il la regarda s'en aller dans la lumière du soir. Le ciel était aussi rouge que le brasier de l'enfer et le diable ne put s'empêcher d'imaginer la belle entrant en son royaume vêtue d'une robe de feu dont la traîne serait des étoiles.


Comme il réfléchissait très vite, il avait déjà échafaudé son plan.


Il passa la nuit à errer autour de la pauvre demeure d'Alexandre le vigneron. Il imaginait la belle dormant sur une paillasse alors qu'il eût tant aimé la couvrir d'or, de perles et de charbons ardents. Plusieurs fois, il fut tenté de mettre le feu à la maison, mais il se dit que ce n’était sans doute pas le meilleur moyen d'arriver à ses fins.


A aube, alors qu'un peu de brume mauve dormait encore dans le bas-fond, Satan vit le vigneron sortir de sa maison, une pioche sur l'épaule, un panier au bras. Se cachant derrière les ceps, le dos courbé, il le suivit. Alexandre marcha jusqu'au bas de sa vigne, posa son panier au pied d'un buisson et se mit à piocher. Couché à l'ombre d'un roncier, le diable l'observait.


Les vapeurs de la nuit s'étant vite dissipées, le soleil monta dans le ciel tout neuf et se mit à griller le dos courbé du vigneron. Satan souriait en grognant d'aise.


Tape, mon bonhomme, quand tu crèveras de chaleur, on parlera.


L'homme piocha la terre caillouteuse sur trois rangs de vigne avant de s'asseoir près de son panier d'où il tira une petite outre. Il but longuement. Il allait se lever et reprendre sa pioche quand l'autre se montra.


- Salut, vigneron, une vraie chaleur d'enfer!


Alexandre avait une bonne tête avec de grosses moustaches, et un regard bleu, clair et franc.


- On a vu pire, fit-il.


- Tout de même, c'est une vie pénible.


- Je n'ai pas à me plaindre. Je connais bien des gens plus malheureux que moi.


- Mais il y en a aussi qui sont plus heureux.


Le vigneron réfléchit quelques instants avant de répondre:


- Probablement. Mais moi, je ne regarde jamais de ce côté-là. L'envie vous gâche l'existence. Je vais mon chemin sans m'occuper des autres.


Satan n'avait pas prévu pareille réaction. Décidément, le père n'était guère plus facile à manipuler que la fille. Au moins, il était moins violent.


Quelques minutes coulèrent. Des oiseaux chantèrent dans la grande lumière.


- Et vous, demanda Alexandre, qu'est-ce que vous faites, dans la vie?


Le diable faillit répondre qu'il était le roi de l'enfer, mais il se mordit la langue juste à temps.


- Je suis le propriétaire d'un domaine du Sud. Il y fait plus chaud qu'ici, mais on peut y vivre sans travailler.


Le vigneron eut un hochement de tête et une grimace pour répliquer:


- Sauf votre respect, dites donc, on doit rudement s'emmerder, chez vous!


- Pourquoi donc? Il y a des tas de distractions. Le vigneron semblait peu crédule.


- Est-ce qu'on y cultive de la vigne?


- Mais bien entendu! s'empressa de répondre le diable qui n'était pas à un mensonge près.


- Alors, les vignerons ne sont pas sans rien faire! - Bien sûr que non. Je pense justement qu'un homme de votre trempe pourrait très bien être le chef de tous mes vignerons.


Alexandre fit une moue, lissa ses moustaches d'un coup de main et sembla se plonger dans une profonde méditation. Le diable crut bon d'insister:


- Un homme comme vous ferait fortune très vite et...


L'autre l'interrompit:


- Oh là, monsieur, pas de grands mots, s'il vous plaît! La vigne, ça dépend de l'humeur du ciel et des saisons. On ne fait pas fortune si facilement que ça 1 Là encore, le diable fut à deux doigts de commettre une bourde en parlant du petit personnel qu'il faut savoir mener à coups de fourche à braise, mais il se reprit et dit simplement:


- Un très bon vigneron capable de conduire une équipe et d'enseigner le métier pourrait...


L'air soupçonneux, Alexandre regarda le diable d'un peu plus près et flaira l'odeur de grillé qui se dégageait de sa longue cape noire liserée d'or.


- Dites-moi, monsieur l'étranger, comment pouvez-vous savoir si je suis bon ou mauvais vigneron?


Le démon se tourna vers la vigne et, d'un large geste de son bras, il désigna l'alignement parfait des ceps bien taillés et la terre propre comme un sou neuf.


- Il suffit d'un regard à votre vigne.


Le brave homme se redressa. Le compliment le touchait dans ce qu'il avait de plus précieux: sa dignité de vigneron. Bien que l'inconnu ne lui inspirât pas grande confiance, il posa sa pioche contre un piquet en disant:


Tout de même, pour juger, vous devez venir déguster mon vin.


Et il entraîna l'inconnu vers son chai. Comme ils y arrivaient, Isabelle qui les avait vus monter se hâta de rentrer se cacher dans la maison. Ayant goûté, le démon réussit, au prix d'un effort considérable, à ne pas faire la grimace:


Quelle merveille! Un vin pareil est une véritable oeuvre d’art!


Le maître des lieux se rengorgeait:


- En plus, il est à un prix très abordable.


- Peu importe le prix, je suis acheteur de toute la récolte à venir!


- Ah! Monsieur, vous me comblez de bonheur. Je vais pouvoir enfin doter ma fille.


Satan eut un tel hoquet que le vigneron s'inquiéta:


- Est-ce mon vin qui ne passe pas?


- Au contraire, il est...


- Eh bien tenez, il faut en boire une pleine coupe sans respirer, ça tue le hoquet.


Le diable fut obligé de s'exécuter. Habitué à se nourrir de charbons tout vifs, il crut pourtant que son estomac allait être percé tant ce breuvage était acide. Terrorisé à l'idée d'en boire encore, il prétexta un rendez-vous d'affaires et s'éclipsa rapidement.


Dès qu'il eut disparu, Isabelle, qui guettait derrière les volets mi-clos, se précipita et raconta à son père sa rencontre avec l'inconnu.


- Ah, le salopard, fit le père. Qu'il revienne me parler d'acheter ma récolte, je vais le recevoir, l'animal!


Les semaines passèrent. Le diable, qui pensait avoir l'éternité devant lui, avait choisi de ne pas brusquer les choses. Il se contenta donc de surveiller de loin la jeune fille à qui il fit simplement porter plusieurs fois des gerbes de roses. Isabelle, qui se doutait bien que l'inconnu la guettait, sortit chaque fois avec les fleurs qu'elle alla donner à ses cochons. Mortifié, le démon grinçait:


Va toujours, ma belle, rira bien qui rira le dernier!


Il avait mûri son plan. Il ruinerait le vigneron à qui il offrirait ensuite un domaine contre la main de sa fille.


Ah, ricanait-il, tu veux me vendre ta récolte, eh bien, il n'y aura pas de récolte, mon gaillard!


La saison avait été splendide. Le raisin était en abondance et un beau soleil le dorait à souhait.


Un jour, depuis sa cachette, le diable vit Alexandre préparer sa charrette avec, dessus, tout le matériel destiné aux vendanges. Il le vit interroger du regard le ciel au couchant. Quelques lueurs rouges montaient de l'océan.


- Rougeurs du soir emplissent les abreuvoirs et vident le pressoir! lança Satan au vent qui se levait sur la mer.


Car il détenait le pouvoir de faire la pluie et le beau temps. Un pouvoir qu'il partageait avec le bon Dieu, mais c'était une époque où un grand nombre de choses restaient à créer et à organiser. Le pauvre, un peu débordé, ne pouvait avoir l'oeil partout. Le diable profita d'un moment où son rival était très occupé en Chine, pour déclencher la colère des éléments sur les coteaux du Sauternais. Pluie, coups de soleil violents, brouillard à couper à la faucille, éclaircies, tout ce qui pouvait le mieux favoriser la pourriture du raisin.


Le pauvre Alexandre et ses voisins se lamentaient d'autant plus fort que le mauvais temps était très localisé. Sur l'autre rive du fleuve comme en aval, on vendangeait sous un soleil splendide.


- Ah ! ricanait Satan, tu voulais me vendre ta récolte à prix d'or, cours toujours... Tu n'auras même pas à vendanger!


Mais le vigneron était aussi têtu que sa fille était belle. Avec toute sa famille, profitant de chaque éclaircie, il cueillait le raisin. Les voisins disaient:


Il est fou, c'est se donner bien du mal pour rien. Ça ne fera jamais du vin.


Mais Alexandre disait à sa femme et à ses enfants:


Cet homme noir s'est engagé à m'acheter ma récolte, il n'a pas parlé de qualité: il paiera!


La femme faisait la grimace.


De la fourniture pareille...


Cueille toujours, on verra bien.


Et, durant plus de trois semaines, souvent trempés jusqu'aux os, ils vendangèrent, allant jusqu'à ramasser par terre les grains de raisin éparpillés. On pressa, on mit en cuves, on patienta et on goûta ce qu'on s'attendait à recracher tout de suite.


Là, les regards s'allumèrent. Jamais personne n'avait bu pareille merveille. Ce n'était plus du vin, c'était un breuvage divin.


Les voisins appelés à déguster furent émerveillés. Et, sans attendre, tous se précipitèrent dans les vignes pour récolter ce qui pouvait encore l'être.


Bien entendu, le diable eut vent de la chose. Des gens qu'il rencontra lui expliquèrent que personne, jamais, n'avait réussi un vin d'une telle splendeur.


A Bordeaux aussi le bruit s'en répandit et les amateurs commencèrent à arriver. Comme le vin d'Alexandre dominait tous les autres, on se mit à lui offrir des sommes considérables. Voyant cela, devant ce retournement du marché, le diable arriva un beau soir et déclara:


- Pas question! J'ai acheté la récolte avant les vendanges. Ce vin est à moi. Je paie et je...


Il n'eut pas le temps d'en dire davantage. Le vigneron, ses deux fils, sa femme, sa fille et quelques voisins qui se trouvaient là se précipitèrent sur lui et lé ficelèrent comme un rôti de porc. Ils furent très étonnés de voir que la corde qu'ils avaient utilisée commençait à prendre feu.


Heureusement, une énorme chaîne se trouvait dans la grange. On attacha le diable et, alors que la chaîne rougissait, on alla le lancer dans le ruisseau le plus proche. Aussitôt, l'eau se mit à bouillonner et il en monta une épaisse vapeur.


Les vignerons comprirent qu'ils venaient de noyer une créature infernale et baptisèrent ce ruisseau le Diableron.


Depuis, les hommes qui aiment toujours aller au plus court et qui ont perdu le sens de la grandeur l'ont appelé le Ciron' Il n'empêche que, très souvent, on voit monter encore de la vapeur qui envahit les vignes et active la pourriture du raisin. Les gens s’en réjouissent qui savent très bien que seul le diable détient le pouvoir de donner un vin aussi merveilleux... Le diable, ou le bon Dieu quand il n'est pas occupé aux cinq cents diables...